« Amant alterna camenae », les Muses aiment les chants de deux voix qui s’alternent.
L’abbé Laplanche, fort énervé par une nuit d’affreux cauchemars, quitta le presbytère aux premières lueurs. Son pas précipité se fit entendre dans toute la ruelle du vieux port. Un quidam dormant fenêtre ouverte – on était le 17 septembre – fut réveillé par un claquement hargneux de sabots.
- C’est’ i l’diab’ en personne qui vient nous réveiller à c’t’heure ?
Le martèlement sur les pavés s’estompa peu à peu, mais le mal était fait. Marcel regarda l’heure (sur le vieux réveil posé sur la table de nuit. « Cinq heures et quart ! Bordel de Dieu, ») puis sa Germaine - qui ronflotait à ses côtés.
- C’est ça ! Vade retro satanas ! Evit ar beure c’est déjà le bordel à matin ! T’entends Germaine ?
La douce femme, allongée près du polyglotte, dormait à fond.
L’homme réveillé, une fois draps et couvertures repoussés par deux jambes fort énervées, se mit à contempler le magnifique postérieur de son épouse, dont la chemise de nuit bleu pâle, relevée au-dessus des reins, ondulait au niveau du pli fessier. Et, de cette rose rotondité de chair, fendue à la perfection, émanait la plus innocente des images ; mais une image en relief. En chair vivante, respirante, attirante. Surtout pour Marcel - inopinément réveillé.
Son sexe bondit hors de son entrejambe. Membre dressé, gonflé, affolé, tintinnabulant et dodelinant de toute son envie d’approcher le lieu saint.
Il en avait été de même pour l’abbé Laplanche, torturé par sa nuit infernale. Lui-même, humble ouvrier au service de Dieu avait osé profaner le lieu saint d’un enfant de douze ans - ce puer duodecem annos natus. Vous me direz que ce péché horrible était un cauchemar, d’accord ; une virtualité en somme, mais si je vous disais que les draps de monsieur l’abbé gardaient les traces de cette forfaiture, l’homme alors en était quitte pour l’enfer, condamné éternellement à souffrir.
Était-ce là une coïncidence du destin ? Deux hommes après tout, plongés (c’est peut-être le cas de le dire) dans la banalité d’un mal tout relatif pour l’un, le brave et polyglotte Marcel ; quant à l’autre ? Faudrait-il en appeler à Hannah Arendt ?
Au demeurant, ni l’un ni l’autre des protagonistes de cette histoire ne connaît cette héroïque politologue, philosophe et journaliste… Elle défendait l'idée que le criminel de guerre nazi, n'était qu'un homme banal, un fonctionnaire ambitieux et zélé, incapable de distinguer le bien du mal et entièrement soumis à l'autorité. Le mal dans sa forme extrême et dans sa forme banale devient - pour Hannah Arendt - un refus de communiquer avec l'autre, de le reconnaître comme tel, comme si l'identification à la loi se substituait à l'identification au semblable.
Bref, comparaison n’est pas raison et s’il est difficile (de manière argumentative) de mettre en relation le nazisme et une histoire de cul, c’est que vous ne m’entraînerez pas sur ce terrain-là !
Revenons-en aux faits.
D’un côté, le pauvre Marcel qui attend une suite favorable aux petits bisous qu’il dépose avec son amour personnel sur l’autel de chair de sa bien-aimée, et de l’autre, l’abbé Laplanche, un rêveur, frustré par une vie vouée à l’abstinence et au renoncement : pas de péché de chair ! C’est compris ? Animus meminisse horret, à ce souvenir, mon âme frémit d’horreur.
Un abbé qui marche d’un pas fort énervé vers la demeure de la victime de cette nuit, afin de vérifier – de visu – « qu’il n’en est rien, non, rien de rien... C’est pas Dieu possible… Mais non… Le petit Renaud avec ses boucles blondes, sa jolie frimousse, ses mignonnes narines qui s’ouvrent pour respirer la parole de Dieu, ses lèvres charnues, entrouvertes - quand il chante à la chorale - sur la splendeur de ses quenottes… Non ! Et ses jambes, ah oui, ses jambes… Non » ! L’abbé vacille un moment ; semble défaillir, trébucher dans sa marche désordonnée.
Sa tête bouillonne, son corps va-t-il le trahir à nouveau ? Même sous une soutane, on n’en est pas de marbre.
Et Marcel donc qui commence à entendre de très légers gémissements. Germaine la dormeuse, en plein rêve, en appelle à tous les soi-disant saints de la terre.
- Oh oui, Jésus, Marie, Joseph, et toi aussi Saint Cupidon, je sens le désir qui m’assaille, je sens ta bouche ô mon Marcel, qui travaille à mon bon plaisir ! C’est un doux rêve que de jouir...
Et c’est un abbé Laplanche, à bout de souffle et d’émotions, in cauda venenum, qui ose frapper à la porte des parents de Renaud. Il est sept heures trente du matin. Renaud, ce corpus delicti, vient de se réveiller. Il a mal dormi, ou plutôt, a été perturbé par une impression de douleur et de plaisir mêlés.
- Semper latine loqui, parler toujours latin, afin de mieux embrouiller mon prochain, se dit le brave curé qui se sait protégé. Scio vitam esse brevem, je sais que la vie est courte, et larvatus prodeo, j’avance masqué !
Le père de Renaud, yeux embués de sommeil, ouvre la porte – contrarié, mécontent ; mais, quand ce cul béniouioui voit le saint homme, c’est à bras chaleureux qu’il l’accueille en sa demeure.
- Oh ! Mon Père ! Vous ici, en cette aube naissante, vous me surprenez donc, et qu’est-ce qui vous hante ?
- Bonjour, cher paroissien. Albo lapillo diem notare, c’est une pierre blanche pour marquer le jour. Hosanna in excelsis Deo ! Et beati misericordes, heureux les miséricordieux ! Redeo ex urbe, je reviens de la ville et dignus est intrare, il est digne d’entrer dans votre maison afin de souhaiter une bonne fête à Renaud ! Nous sommes le 17 septembre, et ce jeune homme mérite de servir la messe dimanche prochain. Je compte sur vous pour le prévenir.
- Mais allez donc le lui dire vous-même, cher abbé. Mon fils est sûrement en train de préparer son cartable. Il est très matinal.
Renaud est perturbé. Il lui semble que son sommeil a été bousculé par une intrusion étrange. Il ne saurait l’affirmer mais, bizarrement, son jeune corps d’enfant semble émettre un début d’excitation, nouvelle pour lui. Comme un frôlement, puis un saisissement… Un trouble entre caresse et douleur. Puis des frottements, des râles, des poussées en mon… Mais non, que vais-je me raconter là. Et puis qu’entends-je à présent, au-delà de la porte de ma chambre ? Cette voix qui s’adresse à mon paternel ? Non ! ? Ce serait donc lui, mon visiteur nocturne !
Gêné, le jeune garçon ouvre la porte de sa chambre, pour en avoir le cœur net. Mais net, son cœur ne l’est pas du tout ! Encore une expression toute faite, se dit-il ; encore cette voix qui murmure à moi-même. Serais-je donc habité, tel un être double ? Comme « le Horla », cette longue nouvelle de Maupassant que je viens de lire hier soir ! Un truc à faire peur, une histoire de fou, vraiment super bien écrite parce qu’on y croit quand même, le temps de la lecture… Ça sert aussi à ça, la littérature… Et quel rapport avec mon rêve de cette nuit ?
Tandis que Germaine et Marcel s’en donnent à cœur vaillant, libérés de tout péché, et succombant avec amours, délices et orgues dans ce féminin pluriel au plus haut du septième ciel, le dialogue reprend - un peu plus loin dans la ville.
- Ah, te voilà Renaud ! Viens donc saluer une personne qui vient précisément te souhaiter ta fête…
- Bonjour papa, bonjour Monsieur l’abbé.
- Bonjour Renaud. Bien dormi ? Tu es un jeune homme matinal, et je t’en félicite.
- Oui, merci mon Père. Je vous ai entendu à travers la porte. Dimanche, dites-vous, je servirai la messe à vos côtés, c’est bien ça ?
- Exactement, mon garçon. J’en serai honoré, ainsi que tes parents, je présume.
- Eh bien c’est d’accord ! ajoute l’enfant dont le visage vient de s’empourprer. Mais pour l’instant, je dois terminer un résumé de lecture avant d’aller au collège.
- Quelle belle conscience ! Je te félicite mon garçon, affirme le père Laplanche tout en se frottant les mains. Une petite rougeur apparaît sur ses deux joues. Renaud a disparu. Le curé, après avoir grandement remercié le géniteur, s’en retourne au presbytère, fort guilleret, voire excité par quelques effluves odorants venus de la mer.
Voilà une affaire bien emmanchée, se dit l’homme d’Église. Il ne croit pas si bien dire. A moins que de nouveau, un doute l’assaille. Mais non, tout est clair, il fait beau. La nuit et ses ombres ont disparu, selon les lois de la nature et du tempus fugit se dit-il. Mais il a beau dire, la tentation est forte de toucher au corps de Renaud. Il se voit déjà caresser ses cheveux, prendre en bouche - utere dum liceat, tant qu’il est permis de s’en servir - son mignon...
Juste au moment où, traversant la rue sans aucune précaution, le vicieux rêveur voit débouler dans un bourdonnement qui s’amplifie une moto noire qui percute un corps en soutane pour l’envoyer directement en enfer.
Tué sur le coup, le chrétien. Et vous savez qui conduisait la moto ? Je vous le donne en mille - car les voies du Seigneur sont impénétrables : non pas le Deus ex machina, mais le jeune marquis Gabriel de Saintmichel qui venait de quitter, en toute hâte, son manoir de la rue du Dragon.
A ce moment précis, le petit Renaud, stylo en main, met un point final à son résumé de lecture du « Horla ».
Il aurait souhaité parler de la possibilité d'un monde où l'homme est dominé par la peur et par des puissances surnaturelles hors de son entendement. Mais à son âge, le jeune garçon n’étant pas à même de relater de tels poncifs, écrivit en finale :
« … Même pas peur ! »
L’avenir allait-il lui donner raison ?
Germaine et Marcel – épuisés après un merveilleux coït – se sont rendormis.
Bercés par les Muses qui aiment les doux chants de deux voix qui s’alternent.
Tournée vers le soleil levant, la petite route menant au port de Landéhouan n'en finissait pas de descendre. Mais en ce jour du quinze avril 1935, le soleil était encore loin d'être levé.
Bien avant l'aube, à l'heure où les premières ouvrières s'habillaient dans leur sombre réduit, à l'heure où le gardien de nuit allait bientôt ouvrir les portes de l’usine à sardines, on entendit claquer les sabots de bois du curé Laplanche. L'homme, suivi de son fidèle chien, s'empressait d'aller fermer les yeux d’un mort. Des fumées grisâtres sortaient, par bouffées, des hautes cheminées de l'usine à poissons. Dans moins d'une heure, l'entreprise engloutirait son flot d'ouvriers et d'ouvrières.
Ernest Le Gallic était mort. Jamais plus il n'assisterait au défilé silencieux de ces dizaines de femmes qui, têtes baissées et marchant d'un pas lourd encore ensommeillé, se dirigeaient vers leur ingrate tâche. De six heures à midi, puis relayées par une autre équipe, qui elle-même était remplacée à dix-huit heures, les ouvrières, mal rétribuées par leur patron Joseph Farchec, se rendaient au travail. Sur un immense tapis roulant, couvert de sardines et de glace pilée, voire quelquefois de maquereaux, on s'employait six heures durant à trancher des têtes, ouvrir des ventres luisants, lever et découper des filets. Puis, un peu plus loin, d'autres femmes aux bras chargés de poissons morts prenaient le relais, triaient, rangeaient, alignaient les sardines ou les maquereaux ainsi transformés, qui allaient se retrouver enfermés pour quelques temps dans de jolies boîtes de fer blanc.
Ernest Le Gallic était mort. On allait l'enfermer à son tour dans une boîte de bois blanc. Son corps serait alors au fil des mois la proie des vers, insectes, araignées et multiples dévoreurs qui se nourrissent en abondance de tels résidus. Le cycle de la vie souterraine allait son petit train.
Le Père Laplanche accéléra le pas. Il ne tenait pas à rencontrer ces femmes de l'usine, qui pour la plupart rejetaient la foi du Bon Dieu sous prétexte que ce dernier, « Ce traître... » proféraient-elles, « ... qui laissait les patrons s'enrichir sur notre dos. » L'enfer était sur cette terre ; et pas question pour elles de croire au paradis. Venir au monde pour se retrouver volées, flouées, abusées et trompées par de cyniques hommes ne méritait pas que l'on perdît son temps à croire à toutes ces bondieuseries. Plutôt que de se tourner vers les Cieux, les travailleuses préféraient bien souvent rejoindre le bistrot, pour s’y retrouver entre femmes et repeindre le monde. Et là, au milieu des fumées de tabac, entre deux verres de café ou de lambig - cette méchante gnôle - on parlait de révolution, d'anarchie ou de grèves.
Non, les sardinières de Landéhouan n'étaient pas des femmes soumises. Elles comptaient bien le faire savoir en haut lieu et, vent debout, changer leur sort.
Avec de telles harpies, le Père Laplanche, tout curé qu'il fût, aurait très bien pu se retrouver châtré ! De colère et de douleur imaginées, il serra les cuisses un instant, les yeux tournés vers son innocent cabot ; avant d'accélérer le pas. Un dialogue récent lui revint en mémoire :
Ton chien, l'est encore moins bête que toi ! Lui au moins n'est pas venu sur terre pour y faire des sermons ! Pour sûr, s'il savait parler, c'est pas en latin de cuisine qu'il nous dirait de prier pour nos âmes ! Nos âmes, elles te disent « Kaoc’h ! » Et merde à Celui qui l'entendra !
Pauvres pécheresses, vous voulez donc rôtir en enfer ?
En enfer, on y est déjà avec ce Joseph Farchec qui s'y entend pour nous exploiter. Et toi, tu voudrais le défendre parce qu'il vient tous les dimanches à la messe ? La religion, c'est l'opium du peuple, ajouta une ouvrière. Ta religion, curé, c'est un bâton merdeux qui tape trop fort sur les malheureux !
Allez en paix mes filles, répondit le prêtre, incapable de trouver un argument décent devant ces femmes en révolte.
Quand il arriva au domicile de la veuve, il sut faire le dos rond, présentant un profil de martyr. Son chien Pildu attendait à la porte. Le curé l'avait recueilli, non par charité, mais plutôt pour se protéger de ces amazones de village, toujours prêtes à en découdre avec les ennemis du peuple. Mais Pildu, incapable de défendre vaillamment le curé, essayait juste de montrer les dents en un affreux rictus qui lui déformait la gueule et lui faisait fermer les yeux.
La veuve Le Gallic n'osa montrer son mécontentement. Bien sûr, Monsieur le curé était venu hier soir donner l'absolution au triste grabataire. Mais il n'était resté que cinq minutes, le temps de descendre deux verres de cidre. Plus un Pater Noster, quelques phrases balbutiées à la hâte, et voilà l'affaire conclue.
Mon Père, vous voilà enfin ! Mon homme a déliré toute la nuit, en appelant même aux anges et à Saint Pierre. Il n'en finissait pas de parler de ces pauvres ouvrières de l’usine, qu'il voyait de son lit tous les matins, depuis son accident !
Hélas, Héloïse, la vie est ainsi faite ! Résignons-nous ! dit-il en fermant les yeux du défunt. Dieu seul reconnaîtra les siens !
Et à nous aussi, quand l'heure sera venue, il ne nous restera que les prières ? Pardon mon Père, mais la vie est bien dure avec nous autres... Ne croyez-vous pas que...
Je crois au Père éternel, créateur du ciel et de la terre, je crois en la vierge Marie et au seigneur notre Dieu...
J'espère au moins que notre Dieu nous expliquera. Et nous rendra des comptes, s'empressa de répondre la veuve...
Malheureuse, c'est le chagrin qui vous bouleverse à ce point ! Accueillons notre frère Ernest Le Gallic dans la maison de Dieu !
Amen, répondit Héloïse. Je ne suis qu'une pauvre femme, pardon mon Père.
On alluma deux bougies. Un crucifix de bois fut placé entre les mains du mort, ainsi qu'un chapelet de buis. On récita les prières. Le curé et la veuve versèrent une pauvre larme. Le rituel à peine fini, le bruit des sabots des ouvrières se fit entendre dans la rue.
L'accident d'Ernest Le Gallic remontait à cinq ans. A « l'usine à poissons », comme il aimait à dire souvent, Ernest avait été un employé modèle. Dur au mal, travailleur par devoir et doué d'une incroyable docilité, il avait commencé en bas de l'échelle. A dix-huit ans, il transportait, à la brouette, de lourds et ruisselants paquets de sardines ou de maquereaux entre les bateaux amarrés à quai et l’usine à poissons. » Trois cents mètres à parcourir ; et ça grimpait dur sur les vieux pavés de granit disjoints. La roue en bois cerclée de fer dérapait bien souvent. Il fallait alors toute la force d'un corps jeune aux avant-bras costauds pour maintenir l'équilibre du chargement. Et surtout quand le vent soufflait. Si Ernest avait pu compter, ce furent plusieurs millions d'allers-retours que parcourut sa jeune carcasse. Puis, au bout de trois années, on lui octroya une place à l'intérieur de l'usine : apprenti mécanicien au service de la Chaîne. Une promotion inespérée pour lui : son oncle, tout proche de la retraite, avait décidé de le former. Ernest se montra curieux, habile, empressé ; ravi de tout bien faire. Il devint vite un mécanicien qualifié. Cette promotion interne lui donna des ailes et, sûr de son fait, Ernest décida d'épouser une jeune fille de la tribu des sardinières : Héloïse Lossouarn, de Douarnenez même.
Quelques années de bonheur relatif passèrent mais le couple n'eut pas d'enfant. Ernest se renferma, son caractère s'assombrit, malgré les diverses promotions qui le conduisirent au poste majeur de chef d'atelier. Le couple consulta différents spécialistes du monde médical, Héloïse prit divers remèdes concoctés par plusieurs guérisseuses et rebouteux ; le mari idem. Rien n'y fit. Ils vieillirent sans rancune l'un près de l'autre, mais la petite lumière de leurs yeux amoureux s'éteignit doucement.
Jusqu'au jour fatal de l'accident, où, curieusement, dans l'horreur de la chose, la violence de l'amour les souda définitivement l'un à l'autre.
Ce matin-là, vers quatre heures, Ernest démontait une machine à broyer les résidus de poissons ; déchets qui serviraient ensuite sur les bateaux de pêche comme appâts « pour la bouette. » Un jeune employé aidait à la tâche et tendait à son chef les outils nécessaires à la réparation. Cette machine donnait depuis quelque temps des signes de vieillissement et Ernest connaissait parfaitement les entrailles de « la bête ». Couché sous la machine à broyer, il tendait un bras à l'aveugle vers le jeune apprenti. Le courant électrique avait été coupé, par sécurité. Autour d'eux, le silence. L'usine n'avait pas encore ouvert ses portes. Une fois la pièce défectueuse changée – elle avait été remplacée par une autre bricolée à la va-vite - l'apprenti rétablit le courant, alors qu'Ernest était encore sous la machine. Une dernière vérification et ce fut le drame. La pièce rotative, lancée à vive allure, cassa ; fut éjectée sur la cuisse d'Ernest et lui déchiqueta la jambe gauche. Un flot de sang jaillit à travers le pantalon de travail en lambeaux, tandis qu'un hurlement atroce résonna dans toute l'usine. L'apprenti coupa à nouveau le courant et vint au secours de son chef. Puis ce furent l'ambulance, l'hôpital, et l'amputation forcée. Suivie d'un coma de deux semaines. Héloïse récupéra un mari amputé, atteint de plusieurs lésions au cerveau. Le directeur de l'usine – pour ne pas avoir à indemniser son employé - argua d'un accident du travail dû à une négligence d 'Ernest Le Gallic. On contesta la chose en haut lieu. Expertise et contre-expertise de la pièce défectueuse incriminée... Rien n'y fit. Le patron restait le patron et ses soutiens fort nombreux, car c'était lui le premier employeur de la commune. Lui, Monsieur Joseph Farchec ! Pensez donc : « Plus de cent-trente salaires versés chaque semaine que le Bon Dieu fait ! Une manne pour ces miséreux... Et qu'ils ne viennent pas se plaindre, en plus ! »
La messe était dite. Alea jacta est ! Et par calcul, le sieur Farchec était venu tout de même, un mois plus tard, au domicile de son employé afin, non pas de s'enquérir de sa santé, mais de lui soutirer des renseignements pour faire réparer la machine par un autre larbin – à moindre coût.
- Tu comprends, Ernest ! C'est que ça coûte un bras, ces machines-là ! Heureusement que les deux autres broyeuses fonctionnent à plein !
Le patron ressortit, déçu. Le pauvre Ernest n'avait plus toute sa tête et fixait son ex-employeur avec des yeux ronds, comme s'il le voyait pour la première fois. Pas un mot ne sortit des lèvres de l'homme, condamné à rester alité.
- « Pas étonnant qu'après l'enterrement d'Ernest Le Gallic, on retrouva, le lendemain, le corps sans vie de Joseph Farchec, amputé de ses génitoires. Pantalon baissé, la dépouille du bonhomme n'avait plus rien de glorieux. Même au plus haut des cieux ! » entendis-je proférer par une personne dont je tairai le nom.
Une enquête fut diligentée. Elle ne donna rien. La justice des femmes était passée par là...
Quand le curé Laplanche bénit le cercueil de Joseph Farchec, cercueil recouvert d'une indécente orgie de fleurs, toutes les personnes présentes au cimetière ce jour-là baissèrent la tête. Sauf une, qui fixait le curé dans les yeux, férocement.
C'est alors que cette femme vit, un peu plus bas, un filet d'urine mouiller et glisser avec discrétion le long du blanc habit sacerdotal.
Que pouvons-nous attendre d’un romancier-poète épicurien et œnologue sinon qu’il nous apprenne à goûter les mots comme on goûte un vin, à admirer leur robe, à nous imprégner de leurs arômes, à les faire chanter en bouche, suavement, à les changer en ingrédients sensuels et nutritifs nécessaires au développement de l’intelligence ? C’est l’entreprise hardie dans laquelle s’est lancé Yann Venner en rédigeant « L’écriboire ». L’œuvre est brillante, riche, puissante ; elle doit s’aborder, si on ne veut pas la saborder, comme on aborde un grand cru, lentement, avec délectation et concentration, pour en extraire toutes les subtilités gustatives. Chez Yann, comme chez Baudelaire, les parfums, les couleurs et les sons se répondent et se fondent en une profonde harmonie. Le titre lui-même donne le ton de l’ouvrage et annonce la démarche de l’auteur : il nous convie à boire au tonneau de l’écriture et à descendre le long fleuve du vin qui ouvre l’esprit, mène à la réflexion et au savoir (au savoir vivre, surtout). Les mots ont un sens, certes, mais ils ont aussi, comme le vin, une saveur ; ils nous transmettent donc émotion et sensations. Le verbe « savoir » ne vient-il pas du verbe latin « sapere », qui signifie « avoir du goût, du parfum » ? Savoir et saveur sont intimement liés. Il faut consommer le jus de la treille, sinon c’est l’enfer assuré, dixit le disciple d’Hippocrate dans « La divine ordonnance ». Le vin, libérateur de la parole, est un remède contre les déboires. Corrélation étrange : boire et déboire sont de la même famille. Le bon boire chasse le dé-boire, arrière-goût désagréable laissé par une boisson de mauvaise qualité. Alors, l’auteur boit grand et, emporté par l’ivresse intellectuelle, ce n’est pas seulement son verre qu’il partage avec le lecteur, mais sa vision du monde, étrange, joyeuse ou triste, suivant les poèmes ou les nouvelles. Orsenna dit que « les mots sont de vrais magiciens. Ils ont le pouvoir de faire surgir à nos yeux des choses que nous ne voyons pas ». Surtout quand ils sont formulés par la voix du vin qui « parle avec son âme, avec cette voix des esprits qui n’est entendue que des esprits », aurait ajouté Baudelaire. Le vin et la littérature relient les hommes entre eux : le vigneron met le meilleur de lui-même dans sa production, qu’il transmet aux dégustateurs (pas aux buveurs invétérés), comme l’écrivain met le meilleur de lui-même dans son œuvre, qu’il transmet aux lecteurs. Tous deux touchent la sensibilité et nourrissent le cerveau.
En construisant son « vocabulèvre », qui peut dérouter les bouquineurs paresseux et les amateurs de romans de gare, Venner rejoint la famille d’Alfred Jarry, Henri Michaux, Lewis Carrol, Céline, Kafka (avec ses animaux insolites) ou encore Christian Prigent, auteur difficile d’accès, volontiers provocateur, ennemi lui aussi du « parler faux ». Il déconstruit le réel ; il remplace les idées reçues par « des idées recalées, voire décalées », et ses mélodies sont loin d’être « des cantates tristes chauves ». L’auteur nous entraîne hors des sentiers battus, où le lecteur peut se perdre s’il ne se pose pas un instant au milieu des cabrioles de la pensée - le temps de savourer un verre de vin - pour retrouver le fil de la raison. Avec Yann, nous voyageons constamment au bord de la folie, sans jamais y sombrer véritablement. Nous naviguons dans le paradoxe complexe de la folie raisonnable, raisonnée, voulue, maîtrisée, qui devient sœur de la sagesse, de la connaissance, de la lucidité, et satire de certains comportements humains. Érasme en aurait fait l’éloge ! Mais pas de désespoir ; au contraire ; l’humour salvateur est omniprésent.
Venner écrit en poète, tant en vers qu’en prose, mais son langage poétique s’accroît d’une dimension sémiologique. Il va tremper sa plume dans l’encrier de Ferdinand de Saussure et sa création littéraire prend la dimension d’une science « qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ». Les jeux de mots, les phonèmes inventés, les mots-valises, les illuminations (au sens rimbaldien du terme) lexicales et grammaticales ne sont pas un simple jeu de l’esprit, une démarche intello-esthétique gratuite : ils constituent la force et la richesse de sa pensée. Lire « L’écriboire », c’est entrer dans l’expérience d’un langage qui oblige à la réflexion et à la réaction. Le propos peut surprendre, parfois, mais il s’impose toujours par la beauté de l’écriture et le pouvoir attrayant de l’humour. Dans « Autofriction », les propos du petit élève de dix ans sont bien sûr ceux de l’auteur qui rend hommage à la puissance des livres, « ces pansements de l’âme », et à celle de l’écriture, « terrain de jeu sur lequel pousse des histoires, des contes, des romans ». En mêlant étroitement style conventionnel et style anticonformiste, Venner refuse, comme son jeune écolier, le français imposé par l’école pour une liberté d’expression proche de la langue parlée. À chaque page, dans chaque poème ou nouvelle, il oblige le lecteur à faire un effort pour aller chercher la clarté (une vérité, ou le Grand Secret ?) derrière le miroir opaque des mots au risque de découvrir peut-être l’absurdité de l’existence dans l’envers du décor.
Il faut prendre le temps et la peine de lire ce « coup d’état d’urgence, ce branle-bas de combat dans l’écriture, cette outrelangue » qui nous renvoie à notre propre destin pour le meilleur et pour le rire, quelquefois jaune ou noir.
Une histoire vraie, après le déconfinement. Juin 2020.
C'est un jour bien triste pour le petit hameau de Kerlouzic, non loin de la sous-préfecture de Lannion, en Trégor. La vieille Fernande Gladic n'est plus. A quatre-vingt-sept ans, elle vient de rejoindre d'improbables paradis. C'était une solide paysanne qui avait perdu deux fils à la guerre ; et un mari, rongé par un cancer - dix ans plus tôt. « Foutus pesticides ! », avait-elle crié, alors que l’on descendait le cercueil en terre ; en 2010, mais personne ne l’avait écouté, ni suivi.
La ferme des Gladic, propriété de douze hectares, avait autrefois nourri en partie le hameau et les bourgs voisins. Des vaches laitières, de la race Froment du Léon, à la robe semblable à une crêpe bien dorée, et qui donnaient un excellent lait, avaient rassasié bien des estomacs. Beurre salé au goût de noisette, fromages à la croûte couleur bronze ; des légumes aussi, des œufs ; et moult charcuteries diverses fournies par deux douzaines de porcs nourris de glands, de betteraves et bouillies variées. Tous ces produits se retrouvant sur les étals et le banc de Fernande Gladic, quand elle venait chaque jeudi sur le marché de Lannion.
Trente-cinq années durant, la fermière avait assumé cette lourde tâche avec entrain et passion. A soixante-dix-sept ans, elle se retrouva veuve ; n'eut plus de goût à rien. Ce troisième décès avait barré toutes ses ardeurs. Fernande tomba malade.
Elle fit alors appel au guérisseur de Kerlouzic, un proche voisin.
Le bonhomme avait hérité le don de son père qui lui-même avait reçu ce don de son père qui...
Jean-Baptiste vint au chevet de Fernande ; et après trois visites sous le signe de rituels magiques, il lui annonça :
Tu vas survivre, Fernande Gladic. Tu as encore de beaux jours devant toi. Dès demain, tu vas te lever et sortir à l'air pur. Le printemps est là, dehors. Il t'attend. Embauche un commis, une servante, et tout ira bien. Pour les bons soins que je t'ai procurés, je te demande juste de me donner un veau. Celui que tu choisiras.
Marché conclu, dit Fernande qui avait une confiance absolue en cet homme. Viens le chercher toi-même demain.
Et c'est ainsi que la fermière guérit. Comme elle avait un peu de bien, elle embaucha du personnel. Puis vendit ses bêtes, cochons et vaches. Elle garda quelques poules et, aidée de son commis et de sa servante, entretint un petit potager, après avoir loué ses terres à un laboureur du coin. Ses forces revinrent peu à peu, mais des forces âgées de soixante-dix-sept ans. Il lui fallait des occupations douces, pas trop physiques.
Apprends donc à lire, lui a conseillé le guérisseur. Tu verras, c’est un art de vivre, de réfléchir et de voyager incomparable !
Incomparable, tu dis ? Des feuilles blanches noircies d’encre vont me procurer tout ça ?
Oui, aie confiance en toi. Et un peu en moi. C’est aussi une autre manière de te guérir.
Et comme elle croyait aux paroles de cet homme de foi, elle décida donc de s'instruire et de découvrir les plaisirs du livre. Il fallut retourner sur les bancs de l'école, apprendre d’abord à déchiffrer. Fernande y fut accueillie avec chaleur. Les enfants du bourg la connaissaient depuis toujours et la nouvelle élève fit de rapides progrès.
Un an plus tard, elle avait acquis un petit bagage qui lui permettait même d'être une très modeste auxiliaire pédagogique auprès de la maîtresse qui avait à gérer les plus grands de la maternelle.
Fernande découvrit les grands auteurs, se passionna pour la bande dessinée, les albums, les contes, les légendes, la poésie ; eut envie, elle-même, d'écrire des histoires.
Elle montra ses premiers textes courts au guérisseur, au curé du village, au médecin du bourg voisin. Tous l'encouragèrent à poursuivre. Et Fernande, jouant allègrement avec les mots, choisit pour pseudonyme, Clarisse Dermott. A près de quatre-vingts ans, elle envoya par la poste son premier ouvrage, manuscrit original, à une maison d'édition parisienne. Trois cents feuillets remplis d'une écriture fine et serrée. Pas d'ordinateur, que du cousu main ; un ouvrage qu'elle avait elle-même mis en pages sur du papier spécial. Fernande en avait fait bien sûr, sur les conseils de ses amis, deux autres copies. Intrigué par cet ouvrage hors norme et au contenu étrange, l'éditeur de la capitale se renseigna, puis délégua une de ses correctrices sur les lieux, à Kerlouzic même.
La jeune parisienne débarqua en gare de Lannion. Elle avait lu avec attention le texte de Clarisse Dermott, alias Fernande Gladic.
Après avoir pris un taxi, elle frappa à la porte de la nouvelle écrivaine.
« - Bonjour chère Madame. Je me présente : Alicia Fontenelle. J'ai beaucoup aimé votre ouvrage, et notre maison d'édition souhaiterait le publier.
Entrez donc, Mademoiselle Alicia, et venez près de la cheminée. Vous semblez avoir froid.
Les deux femmes s'installèrent et devisèrent une bonne heure près des braises rougeoyantes. Fernande se levait de temps à autre pour ranimer une énorme bûche de chêne à l'aide d'un antique soufflet. Alicia relut à voix haute le début du livre.
Le récit de Clarisse Dermott commençait ainsi :
A Louis Guilloux, Armand Robin,
ces deux écrivains héroïques
qui auront pétri de leurs mains
la chair et l’âme d’Armorique.
« Le pain des rêves », « Ma vie sans moi »,
ils vivent à deux sous mon toit.
Je rêve leurs deux écritures
chevauchant la même monture.
Libertaires de cette Terre,
ouverte à tous les finistères,
française, gallèse ou bretonne,
L’Outrelangue est leur aventure.
Outrelangue, mot d’ouverture...
Puis, sans aucune transition, page suivante, ornée d'une frise coloriée à la main, la première histoire :
« LES GLOTOMUCHES ONT DES BRIQUETTES »
Nouvelle inspirée - de très loin - d’un roman d’Albert Camus : « La peste »
« Midi sonnait au champignard de Glotoville. Les Glotomuches, pressés, sortaient de leur jobinard et les rues, d’un seul coup, s’énerculèrent des bruits les plus vénéneux.
Il était l’heure de s’emplir le croûtignon et de faire ribambelle de nutraline. Une fois les Glotomuches rentrés dans leurs lardières, la rue redevint palzigotte.
Un pauvre chien, tout gratigneux, traînait ses patamuches le long des malavoines, à la recherche de quelque lardenouille bien canichard. Soudain, il aperçut, bondissant d’une malavoine renversée, un horribilard cornu qui s’exgamala aussi sec à ses patamuches. Raide exgamalé, l’horribilard ! Avec un filet de charmouille aux commissures labinaires ! Le chien, qui n’était pas plus bête qu’un Glotomuche, mascara bien que quelque chose ne turlurait pas miroton.
- Ah ! Berlurette ! Qu’est-ce c’est’y s’badigoince donc ?
Il s’avança, à pas de rouflaquettes, vers la malavoine chargée de monastère. Une odeur défécateuse s’expalombait aux alentours ; déburquant le couvercle, il aperçut à l’intérieur des didouzaines d’horribilards exgamalés : tous, pêle-mêle, encharnementés comme des sardophiles d’un autre âge !
- Nom d’un bitoniau à casquette ! breloqua-t’il entre ses labinoires. Qu’est-ce qui m’a fatraqué un encharnement pareil ? Il faut que j’évangélisse absolument mon Glotomuche de cette fariboule ! Quelle hépataloire !
Il courut à toutes patamuches chez son maître Arnioche qui vacarait dans une jolie lardière. Maintenant, les autres Glotomuches retournaient au jobinard, le croûtignon bien rempli. Mais son maître ne jobinardait pas aujourd’hui car il était un peu perruqueux : un genre de bronchite, à ce qu’il paraît.
Le chien sonna au corgnolon, fort muchiné et hors d’haleine. Arnioche, d’un pas vanilleux, vint lui ouvrir.
- Ah ! C’est toi, vieux gratigneux ! Où as-tu encore été moisiner, chien d’arrissoire ?
Son Glotomuche le hapenardait souvent, mais au fond de sa carnoche, il le brisouillait bien.
Une fois la fariboule racontée, le pauvre Arnioche vasourina dans la dirnache la plus complète.
- Quelle hépataloire ! ne cessait-il de breloquer. « Pourquoi tous ces horribilards exgamalés ? Et il doit y en avoir des millzims aussi dans les lavinoirs et les égouttines ! C’est sûrement dû à une marinade contagieuse ! Pourvu que les Glotomuches ne soient pas tous marinadés. Il faudrait avertir mon sibophile, le professeur Nerviandeux. Peut-être possède-t-il le sérinium enjolivateur contre cette marinade.
Le chien, pour une fois, s’accorta avec son Glotomuche qui n’était plus de tout perruqueux après une telle fariboule, et, tous deux finardèrent chez leur sibophile...
C’est alors que les briquettes commencèrent à Glotoville et pour tous les Glotomuches. Dans les journaux du soir, on pouvait lire.
« Fantastique hépataloire !
La fariboule la plus tragique de notre séculoire !
LE PROFESSEUR NERVIANDEUX DECOUVRE UNE NOUVELLE MARINADE !
DES MILLZIMS D’HORRIBILARDS EXGAMALES !
A QUAND NOTRE TOUR ? LE PROFESSEUR CHERCHE LE SERINIUM MIRACLE ! »
Pauvres Glotomuches ! Eux qui étaient si jarnillons et malissoires d’habitude ! Les voilà complètement dématelassés ! Ils criquettent pour leur santé et se mettent tous à breloquer en même temps, et à sombrer dans la dirnache.
- Et ma lardière que je n’ai pas encore fini de palsouyer ! Mes petits Glotomuches, ils vont tous exgamaler ! C’est chiborgneux ! C’est la fin des charpinots ! crépinaient-ils, comme des poules.
Quelques sécartièmes plus tard, tout Glotoville était dans la rue, devant la lardière du professeur. Le peuple des Glotomuches scandait.
- Nerviandeux, Nerviandeux ! Le Sérinium enjolivateur ! Le Sérinium, le Serinium ! Cherchez-le, brignez-le et vacazinez-nous !
Facile à breloquer, mais pas facile à brigner, mascara le professeur qui, de son laboratoire, entendait les insuflades de la foule vindicargneuse. Alors, du haut du balcon de sa lardière, il époustrophia le peuple Glotomuche.
- Caramades profitélaires, caramades expolateurs ! Je vous en conjure ! Ne grisounez pas la paltembouille dans toute la ville ! J’essaie de brigner de mon mieux. Foutrissez-vous dans vos lardières et attendez la déssouchette ! Avant peu, j’espère vous vaccaziner tous ! Ne friloussez plus et ne laissez pas la dirnache vous asperger ! Compris ? Bon ! C’est pas tout ça, il faut que je retourne à mon labyrinthium !
Satisfaits, les Glotomuches se foutrissèrent à petits pas dans leurs lardières et attendirent en mascarant des heures plus chamareuses.
Le crépuscule s’inocula peu à peu sur Glotoville et une nuit de grande tricotine drapina la cité. Le vent du lardet bronchinait et des odeurs défécateuses s’expalombaient toujours. On pouvait entendre friqueter les dentiers et larmoyer les quinquinaux des pauvres Glotomuches.
Tout le monde était grandement tristouillet sauf un seul et unique être, la maîtresse d’Arnioche, une jolie Glotomuche, bien rondounante et frimouillettte... comme une méridoine. Elle s’appelait Jarnitelle et sentait bon la trémolière. Jamais son moral n’était décrouné tant elle brisouillait la Vie. Et cette nuit-là, elle était justement avec le pauvre Arnioche qui madeleinait à tout va. Jarnitelle, pulpeuse et solide comme une droque, le rafistolait par de douces breloques.
- Allez mon rodomuche ! Oublie donc ta dirnache ainsi que tes briquettes et viens dans mes trisseaux ! Oh, il était tout molinadeux, le petit Nionioche à sa Nitelle ! Il ne frilousse plus maintenant qu’il est grand ! C’est qu’il a les quinquinaux tout barbotés, mon joli Glotomuche à mio ! Il va se drapiner dans son dodo et variner à des choses plus chamareuses.
Alors, comme par manègerie, Arnioche s’endormit dans les trisseaux de Jarnitelle, elle qui ne mascarait qu’au bonheur de son Glotomuche et de tous ses frères, attendant en friloussant, l’exgamalade irréversible… »
****
On entendait le tic-tac régulier de l'horloge. Alicia Fontenelle reposa le manuscrit et regarda la vieille dame. Elle s'était endormie, sourire aux lèvres. Un souffle régulier soulevait sa poitrine. Comment une telle femme qui avait découvert la lecture et l'écriture depuis quatre ou cinq ans pouvait avoir commis un tel récit ? Quant à la suite, encore plus étourdissant : la page manuscrite suivante s’ornait d’une guirlande de fleurs et d’hirondelles, dessinées au crayon de couleurs.
« FADO MINEUR EN RÉGALANCE »
Une mise en scène
« Je suis née en mille neuf-cent trente-trois, un jour d’oubli, de froide résurgence. Il pleuvait ce jour-là des adieux de poèmes. Les filles à marier hoquetaient comme des cloches. Et le beffroi sonnait des airs d’hallali.
Tous étaient sur la paille : l’âne, le bœuf et l’autre, qui lorgnait dans l’œil du voisin. On aurait pu croire qu’il tombait des faucilles, que le sang répandu avait un goût de miel - avec son petit ru qui coulait par saccades. Les rues poissaient, le beau temps moisissait, et même les ailes des mouches n’y croyaient plus à l’envol de la pensée.
La chouette de Minerve avait fermé boutique, son œil et son clapet, baissé le rideau de fer ; et seuls les becs de cane indiquaient encore le Nord, l’espoir droit devant, au fond de la cour à gauche.
On respirait mal. On transpirait bien. Les peuples agitaient des carcasses de rêve au-dessus de leurs têtes.
Seule dans mon accoutrement du premier jour, suspendue à une poutre, un clou, un harnais, un lange bien noué, je cherchai des sensations fortes. Déjà mon odorat pouvait distinguer l’odeur des ombres vives, des âmes mortes ; bref ! Le monde, et son cortège d’hallucinations habituelles. La vie est un songe, isn’t it Mister Calderon ?
Des remugles de cuisine, de pisse tiède, de brioche ; et l’odeur d’un violon neuf qui vient juste d’être verni.
On aurait pu être à Venise, on n’était qu’à Mornebach, petit village de rien du Doubs. Altitude 429 mètres, boucherie - charcuterie à tous les étages, un bistrot, Le pourquoi Pas ? Et une kyrielle d’habitants effrontés. Et leurs enfants : fruits de la passion, pommes de discorde - réunies en quelques quartiers, jetés là, au hasard des saisons.
On me choisit une nourrice, prénommée Clémentine. Ma première impression fut la bonne. Épaisse comme une tranche de bon pain avec juste deux belles taches de fruits rouges qui lui servaient de joues ; belle à croquer, appétissante à souhait pour le bébé que j’étais. La bonne était ma nourrice. Ma nourrice fut la bonne. J’étais sauvée.
II
Le mythe des origines était une fois de plus en première page. Ma photo y tenait lieu de preuve, y était bien en place, et j’y tenais à cette illustre action, au format 9 x 13. Bien que n’y tenant plus, il vaut la peine de dire que le photographe anonyme nous avait fait languir, j’étais en veste de fourrure, avec un zeste de fou rire, offerte au monde... Le journal m’avait gratifié d’une photo à la Une. Unique en son genre la mouflette, en verve ! Mais plantons- là le décor et oublions les apparences. Moi, genre ogresse en miniature, suçotant à loisir la belle bombe de chair fraîche de ma nourrice, moi nue, dans ma seule veste de fourrure.
Elle, béate, comme si elle “faisait” ça pour la première fois, les dents bien en vue, le bras souple m’enlaçant. On m’avait élevée à la hauteur humaine. J’étais, pour le lecteur, la métaphore vive du clone, atteint par la grâce de la modernité. Légende : “Le retour des beaux jours”. Ce n’était qu’une photo publicitaire, pour la publicité. Mon destin pouvait désormais s’acheter, ou se vendre ; au plus offrant.
III
Ici commence un nouveau rêve. O sotie ! Poignée de main aux oiseaux. Je leur jette les mies blanches de mes nuits. Pas de culpabilité et surtout pas de finitude. Je revendique un concept moderne de destin : une poignée de pain de mie, de mie de pain, partager l’intelligence du jour. Avec qui ? Allégeance et contingence ? Avec quoi ? Se bousculent encore les voix abolies, les visages muets, traces absentes, interfaces défaites. Malgré tout, jubilons ; car si tout est déceptif, rien ne sert de mourir ; il faut, il vaut la peine, plutôt, de partir à temps vers le pays d’Oblaaaaablaaation.
Offrons nos corps à la mitraille, nos cœurs à la vindicte, et profilons bas, à l’anglaise comme je te pousse, et sautons les obsolescents obstacles des religions, confondues en magmas volcaniques. Que ces borborygmes sacerdotaux ruinent nos pas, grèvent notre budget militaire et que s’embrasent désormais sur la bouche à feu, le sabre et le goupillon, la salive des clairons, la salve du sauveur suprême, l’écrivaine de la vie. Fin du rêve ?
IV
Il est temps de revenir à ma genèse... Donc, au troisième mois après ma naissance, je fus prise en flagrant délit de photo, avec nourrice et attirail. Le journal, qui voulut bien célébrer le printemps, cette éternelle, histoire, avait organisé le concours du plus beau bébé. Le village avait tranché ; j’étais choisie, puisque née la veille de cette féconde et salutaire saison, mais quelle saison ne l’est pas...
Ma mère était déjà partie faire des courses, à Killarney, avec un nouveau jockey, fort en gueule et fier à bras, comme un Turc en miniature, qui savait, à ce qu’on m’a dit plus, tard, la monter gaillardement en levrette berrichonne, en brouette écossaise, à la Béru, à la Blériot et autres zoiseaux du genre... masculin pluriel. La nourrice, prénommée et nommée Clémentine Heurtebise de La Souche, était une ancienne noble déchue de haut lignage 222 000 Volts, Ampère et fils au capital de 70 000 Euros, remboursables au taux actuariel brut de pomme de 6,4 la minute, cette nourrice affable, me recueillit donc.
Elle eut le bon goût de m’attirer entre ses généreuses mamelles et de faire de moi la plus heureuse des mômes. On dit d’Homère qu’il était aveugle, dixit Homerum caecum fuisse, on dit beaucoup de choses, on en écrit tout autant en emporte les goélands, mais il vaut la peine de savoir, tout de même, que je m’instruisis beaucoup au cou de cette nourrice, non agréée par le gouvernement, non reconnue par l’Université de Montbéliard, non admise au Capes de philanthropie, mais géniale, absolument formidable. Je dois à Clémentine, la douce féminine, la joie de mes yeux sombres, l’appétit pour la vie, la soif de connaissance et le goût des études.
Elle m’apprit la danse du ventre vide, le tamouré en grains, la valse aux adieux, la prise de la Castille ; toutes matières confondues, je devins une forte en thème, quoique ayant de l’aversion pour icelui. Gloire et bénédiction, orgueil, autoglorification ; qu’il est facile de se livrer, de livrer en pâture ses souvenirs complètement inventés et vrais à la fois, la littérature et l’autofiction, vous le savez peut-être, mes chères consœurs, la littérature étant une modélisation secondaire du réel ; mais crève de plaisanterie, comme le disait Milan Kundera à Monsieur K..., l’histoire continue tambour major battant.
IV
... Sinon que dire de Clémentine, fourmigale adulée, princesse désarçonnante, qui n’eut de cesse de m’étonner, de me ravir, de me distraire, de me malaxer le patrimoine génétique, de me ronger l’os, jusqu’à la dernière goutte. Sa nourriture m’apporta, outre le couvert des mots, blottis en elle comme une tiède nostalgérie, la force de combattre les barbus de tout poil, les fanatiques du Livre, et tous les collabos de l’âge d’or. Nourrie ainsi de stupre et de vermisseaux, je subsistai jusqu’à la Pentecoûste 1976 de l’ère chrétienne, année qui vit mourir (vit de voir et non de vivre) mes compagnons de route : Malraux, Mao, Queneau ; trois gloires fantastiques, fantaisistes et élastiques à toute théorie qu’elle soit littéraire, poétique ou politique. Voilà comment j’écris l’H/histoire ; et pourquoi cette fille est restée muette.
Pendant ce temps, Clémentine nourrissait la volaille, gavait le cheptel, les oies de contrebande ; et gare à l’oiseau de mauvais augure qui aurait voulu abriter son aile sous ses jupes ! Elle vous l’écrabouillait alors d’un coup de talon mal placé entre le méat et la fosse d’aisance d’icelui. Et seul un urinoir en détresse aurait pu encore reconnaître les siens.
1976 fut une année terrible. Terrible et magnifique, car je perdis mon sens du guilledou, mon innocence amène, atteinte d’une nécrose pulmonaire qui allait bientôt m’envoyer à dame.
Je respirais chez moi de si altiers cirrus que le plein air et ses activités champêtres, m’apportaient le bien naître qui me construisait chaque jour un peu plus. Maintenant que je vis retranchée dans ma tour de cigares, je fais moins la Maline ; j’aspire à des nuages doux, à des envolées de points sur les I, à des combats de mots écharpés, à des foulards de soie sauvage. La baleine blanche a fait deux petits : nuage sur le dos, marée montante. Le soleil se couche à la croisée des fontaines.
Je respire un entourage de jardins, d’orages en fleurs ; une vive lumière éclaire les légumes. Bien aise dans ce parc aéroterrestre ! Tout est à la mesure de l’incommensurable ! Tant mieux ! Pas de fin ! J’entends un piano qui escalade des descentes impromptues. Ach ! Ce Bach ! Arsenal de ma douleur, et ce… Povitch ! Pourquoi toutes ces touches de laine impressionnistes, tricotées à l’encre du poignet ? Je me fonds dans une goutte de neige. Rien ne va plus de soie. Parole cadenassée, tour d’écrou, tour d’ivoire et tapis noué, comme ma gorge. Plus aucun motif, et pourtant !
Va donc te terrer et te taire, loin des cieux et autres hauts rhizomes.
A bientôt de te retrouver pour d’autres nouvelles, d’autres recherches. »
***
Alicia referma le livre et sortit à pas de loup. Elle ne voulait pas déranger plus longtemps la vieille femme qui s'était endormie pour une heureuse éternité. Le livre ne fut jamais publié. On enterra Fernande Gladic avec tous ses manuscrits. Un diacre venu du bourg voisin prononça l'ultime parole avant que les fossoyeurs ne jettent la première pelletée de terre.
« Requiescat in pace. »
Qu'elle repose en paix.
Et dans le ciel bleu où flottait un nuage triste, un enfant vit plusieurs hirondelles tracer un mystérieux paraphe.
S'il avait su lire, il aurait sans doute reconnu la signature de Clarisse Dermott.
Mais pas un seul adulte ne releva la tête.
La tombe de Fernande Gladic, outre son nom, porte une seule inscription : 1933-2020. Imaginez ce tiret, placé entre deux dates, et qui signifie toute une vie ; un simple petit tiret. Pour quatre-vingt sept ans d’aventures tristes et joyeuses.
Un simple tiret commun à nous tous, frères humains. Mais il vaut mieux ne pas en tirer de conclusion. Et voir, dans ce signe typographique, un doux chant infini d’histoires à écrire – pour que danse la vie.
Il y avait non loin de Lannion, du côté de Kerlouzic, près d’une source claire où chantent les grenouilles, une ancienne institutrice nommée Félicie Le Coz. Elle habitait seule une simple bâtisse dont les murs de granit, rongés par le lierre, menaçaient de s’écrouler. De larges fissures – par lesquelles la pluie s’était peu à peu infiltrée - avaient remplacé les anciens joints, faits de terre et de chaux. Tout s’effritait, menaçait ruine, tandis que la vieille femme continuait de chantonner, malgré les assauts répétés du destin.
Deux fois veuve, un unique fils soldat de l’ONU, tué lors d’un énième conflit interreligieux, Félicie Le Coz est atteinte depuis quelques mois par la DMLA, une dégénérescence macula ire liée à l’âge. C'est-à-dire, en termes moins choisis, qu’elle sera bientôt aveugle. De troubles pensées assaillent Félicie. « DMLA moi ! Ce toubib et cet ophtalmo de malheur se sont mis le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Juste bons à me piquer mes sous et à creuser le trou de la Sécu, ces vieux myopes ! » La dernière phrase lui ayant échappée, soliloquée à voix haute :
- C’est pas à Félicie qu’on va faire prendre des vessies pour des lanternes !
- C’est quoi, Mam’ goz, des vessies ? Et des lanternes ?
Le petit orphelin de cinq ans - seul héritage laissé par un soldat mort et une mère disparue on ne sait où - répond au doux prénom d’Oscar. Sa grand-mère Félicie a obtenu auprès des juges de tutelle la garde et la possibilité d’éduquer au mieux cet enfant qu’elle aime à habiller de bleu. Il a déjà connu deux orphelinats et une famille d’accueil.
Félicie s’était battue, Félicie avait gagné. Pour le moment. Même si l’extérieur de la vieille bâtisse du hameau de Kerlouzic avait fait un peu tiquer l’assistante sociale.
La DMLA, si elle progressait, devait rester secrète ; sinon, Félicie serait jugée incompétente, inapte. Plus d’Oscar à la maison, plus aucun rire, ni sourire d’enfant. Je suis peut-être égoïste, pense-t-elle, mais merde à l’institution ! Ce gamin est mieux ici que dans un orphelinat sans âme et sans amour !
- C’est quoi, Mam’goz ?
- Quoi, quoi ? … Ah oui ! Des vessies. Et des lanternes ? Eh ben, c’est une vieille chanson que je chantais étant petite, à l’école… Mais je l’ai oubliée, mon Oscar…
Et dans un tendre sourire, le regard embué de larmes retenues, Félicie prend l’enfant sur ses genoux. Lui chantonne à l’oreille des syllabes étranges revenues du passé.
Oscar n’insiste plus ; l’enfant écoute la berceuse, emporté dans un autre univers.
La grand-mère aussi s’endort peu à peu. Elle resserre les bras autour de la couverture de laine bleue, qu’elle a tricotée récemment, malgré sa vue qui baisse.
Oscar n’est plus là ; n’a jamais été là. Un phantasme d’enfant trouvé. Une résurgence du passé.
Un passé, qui ne passe pas.
2 Œil pour œil
A quelques pas du hameau de Kerlouzic, où se tenait encore debout la demeure de Félicie Le Coz, vivait un vieux célibataire surnommé Fanchdu. Ses relations avec l’ancienne institutrice se bornaient à un bonjour ou un bonsoir - une fois l’an tout au plus.
François Lenoir était né au pays gallo, vers Pordic « … Tout loin là-bas, bien au-delà de Guingamp, tu vois ? » comme aiment à dire dans leur langue certains habitants du Trégor, buveurs de cidre aux aigres bulles.
Et tu sais pas, mais moi je sais, que son père à ce garslà, tu vois, oui son père même, c’était un bûcheron genre sorcier, chasseur d’oiseaux, oui, et qui chassait à la glu. Oui la glu, tu vois ? Et qui clouait, Ma Doué, aux portes des granges, des hiboux, oui vat ! Des hiboux ! »
François Lenoir, surnommé Fanchdu est arrivé en ce pays de Lannion, à Kerlouzic, accompagné – sans le savoir - de cette sombre rumeur.
La principale activité de ce robuste gaillard consiste à « faire du bois pour les beurgeois d’la ville », stère après stère, corde après corde et cela cinq jours par semaine, « Tout à la sueur de Loupig et d’mes deux bras ! » Pas de tronçonneuse, un antique cheval et quelques outils – entretenus à la perfection - ayant appartenu à son défunt père – pour richesse. Il habite une cabane de rondins sans aucun confort. Entendons par là ni sanitaire, ni douche, ni chauffage. Deux planches de bois mal équarries, recouvertes de foin renouvelé chaque saison, lui servent de couchage ; une autre large planche posée sur deux rondins de vieux chêne pour table, un tabouret, et une pompe à bras près de la porte d’entrée pour se fournir en eau, telle est la fortune de ce brave travailleur.
Près de huit heures par jour, Fanchdu débarde, faucille, hache, coupe, fend, aidé de son solide postier breton, dont la vue baisse terriblement. Un glaucome.
Ce jour-là.
Allons, mon brave Loupig, va tout drè, suis ton instin’.Tu vas y arriver !
Et, suite à ces encouragements, le cheval tire - sur un sol couvert de ramures enchevêtrées et souvent glissant - les lourds troncs d’arbres. Tandis que là-haut, s’agitent dans les frondaisons, nombre d’oiseaux en révolte. Un concert de piaillements, de sifflements agacés, tombe sur ces deux étrangers venus troubler cet espace sacré. Oreilles agacées, Fanchdu et Loupig continuent de débarder, avec encore plus d’acharnement.
La sueur coule, des mouches se collent sur les chairs, s’agrippent. Elles s’acharnent, bourdonnent. L’homme et la bête s’évertuent.
Hennissement violent. Une terrible embardée. Un taon vient de piquer Loupig sur la croupe. Le cheval se cabre sous la douleur et détale de toute sa puissance, arrachant tout sur son passage. Nouvel hurlement de la bête blessée. Rendue folle et sauvage.
Le temps de réaliser, Fanchdu essuie la sueur qui coule entre ses yeux. Regarde, impuissant, à travers un voile de larmes piquantes, les dégâts. Harnais arraché, guides et rênes rompues net, branchages en tous sens, comme une armée de piques et d’épieux, jetés et saccagés par le poing d’un géant.
Plus de cheval. Fanchdu part alors à sa poursuite. Ses grosses bottes de caoutchouc entravent sa course. Respiration hachée, souffle bientôt absent. L’homme s’appuie contre le tronc d’un frêne. Écoute.
Là-haut, les oiseaux se sont tus. Un orage s’annonce et, dans le ciel lugubre, s’enroulent de longs écheveaux de nuages écorchés par le vent. Le tonnerre gronde, précédé d’un violent éclair. Le bûcheron sursaute, puis frissonne - au moment même où la foudre s’abat - à quelques pas de lui. L’écho lointain d’un hennissement lui parvient. Fanchdu reprend sa route.
La pluie a redoublé de violence. Monte l’air chaud de la terre tapissée de feuilles mortes, tandis que la température baisse brusquement. On avance dans un terrain hostile où l’on distingue avec peine la trace de sabots ainsi que la sente probable créée par le cheval en fuite. Quelques feuilles vertes déchirées, une branche cassée, une autre pendante, guident le poursuivant.
- Mon pauvre Loupig, t’as pas demandé ton reste, pour sûr ! Le diable aurait été à tes trousses que tu…
Stoppé net par ce qu’il aperçoit, Fanchdu est à l’égal d’une statue. Mais une statue qui tremblerait. Des pieds jusqu’au sommet du crâne.
Des centaines d’oiseaux noirs, dont les plumes renvoient des éclats métalliques violets, bleuâtres, s’agitent en tous sens, dans un étourdissant vacarme de cris rêches, nasillards et bruyants. Et cette masse de plumes recouvre une forme allongée, comme secouée de frissons. Des centaines de pattes d’oiseaux au bec noir trouent les chairs, décavent les orbites, creusent à coups précis jusqu’à l’os. Et, du bas du bec de ces oiseaux en folie, dégouttent de petites rivières de sang. La meute sautille sans cesse sur le corps torturé du cheval couché.
Dans un dernier hennissement lugubre, la bête relève sa tête rougie, tournée vers son maître. Les dents de Fanchdu claquent ; ses jambes s’affaissent. Il pleure.
Les corbeaux freux continuent leur festin. Loupig, à l’agonie, respire dans d’affreuses souffrances.
Alors, dans une rage subite, le bûcheron court sur la colonie de freux, une grosse branche à la main. Et dans un hurlement de folie, Fanchdu tape, tape, tape sur cette masse de plumes, de becs et de pattes frémissantes.
Masse aussitôt envolée et désormais perchée sur les arbres alentours. Le fils de l'ancien bûcheron chasseur d’oiseaux se retrouve dominé, cerné par toute la colonie qui semble l’insulter.
Au sol, la dépouille du cheval massacré. Comment avait-il pu se laisser dévorer ? Était-il tombé ? S’était-il dans sa fuite brisé un membre ? Et ces centaines d’oiseaux rendus cinglés par l’odeur du sang ? Pourquoi ? Pourquoi ?
L’homme caresse son postier breton, lui embrasse les naseaux.
Bande d’assassins ! Mais où est votre maître ? Ce lâche qui n’ose se montrer !
La lourde pluie, poussée par les rafales de vent et de bourrasques, s’abat de nouveau sur l’homme et son cheval mort, tandis que, dans le lointain, Fanchdu croit entendre grincer les roues de la charrette de l’Ankou. Le bûcheron ferme les yeux. Ceux du cheval ont disparu, remplacés par deux flaques rondes de sang noir.
Les corbeaux freux portent la mémoire des ancêtres. Une mémoire qui crie vengeance. Tous attendent le crépuscule. Ils ont le temps et le nombre pour eux.
Et quand la nuit tombera sur Kerlouzic, ce sera au tour des hiboux.
3 Les yeux dans les yeux
A quelques pas du hameau de Kerlouzic, coule une rivière. Les habitants du lieu l’ont nommée la Fraîchouze.
Sa pente est lente, son débit discret. Elle offre aux animaux ainsi qu’aux humains son eau pure, claire et désaltérante. Fraîche en toutes saisons. Elle coule ainsi sur deux kilomètres environ, avant de rejoindre sur la commune de Lannion, un cours d’eau plus conséquent et plus turbulent, le Léguer.
En ce matin d’hiver, tout est calme. Un timide soleil, tel un œil atteint de cataracte recouvert de sa peau, perce à peine la croûte des nuages. La rosée de la nuit a envahi les prés. Dressées sur leur hampe emperlée de gouttelettes froides, quelques rares fleurs bleues parsèment le paysage. En regardant d’un peu plus près, pour ceux qui ont une bonne vue, quelques crottes de lapins, encore fraîches, luisent. La nature joue son rôle et semble être bien faite.
L’ouvrier Cozic, au milieu de la route, conduit son vélo d’une main sûre. L’autre fouille au fond de la poche droite, à la recherche d’un mouchoir à carreaux, roulé en boule. Il longe la rivière qui coule à peu près parallèle à la chaussée. Pas de vent. Tableau bucolique. Homme à vélo, pas de hic. Sauf un caillou placé là, au milieu de la route. Un innocent caillou.
Le temps pour moi d’aller à la ligne et voilà notre Cozic sur le cul !
Le vélo à la rivière. L’homme à la peine et en colère. Souffrant du poignet gauche. Cassé net !
C’est alors qu’il entend, comme venu du fond de la rivière, une étrange parole :
Dis ce soir à ta femme de laver tes habits. Tous ce que tu portes sur toi. Et demain matin, sois en sûr, ton poignet sera guéri et tu pourras, en remerciement, revenir au même endroit demain soir, pour m’aider à essorer le linge que j’apporterai… »
Se relevant avec peine, le dos meurtri, l’ouvrier Cozic, qui est plus préoccupé par son poignet brisé et le fait qu’il va arriver en retard au travail, que par cette voix venue d’ailleurs, s’approche de la rivière ; rien. Aucune trace humaine, aucune femme ou lavandière en train de battre son linge, rien. L’eau de la Fraîchouze, indifférente, continue de glisser entre les pierres moussues. Le vélo, au milieu du gué a souffert. Roue avant et guidon tordus, deux rayons cassés, un dérailleur hors d’usage.
Cozic frotte de sa main valide son cuir chevelu. Une petite bosse, un œuf de pigeon, a fait son nid au milieu de ses boucles blond cendré. Une grimace lui tord la face. Son poignet le fait salement souffrir. La fracture, heureusement, n’est pas ouverte, mais comment arriver à Lannion ?
L’homme clopine pendant une demi-heure, hagard, fiévreux.
Par chance, une voiture le prend enfin en stop. Mais la journée de boulot est foutue. Cozic regagne le domicile conjugal, raconte ses malheurs à son épouse Marie-Jeanne qui est en train de laver du linge devant la pompe à bras, près du puits. Dans la cour de sa maison, un vélo d’enfant, jeté là, avec négligence.
Te voilà bien, mon bonhomme ! lui dit sa femme. En fait, tu as rendez-vous demain avec une lavandière de nuit. C’est une sorcière qui a pour éternelle punition de laver son linceul toujours sale, parce qu’elle a fauté. Elle te le fera tordre et retordre jusqu’à te rendre fou ! Puis, elle t’entraînera au fond de la rivière et tu seras noyé, mon pauvre Cozic ! Surtout, n’y vas pas ! »
Marie-Jeanne, par superstition lave tout de même les vêtements de Cozic.
Ce dernier, avant d’aller au lit, embrasse Manek, son enfant aux boucles rousses. Il lui fait gentiment le reproche de n’avoir pas rangé son vélo dans la remise. Et qu’une sorcière pourrait le punir… Mais le garçonnet s’est déjà endormi.
Toute la nuit, l’ouvrier au poignet brisé, cherche une solution. Le lendemain, il ne va pas au travail et un petit sourire se dessine aux commissures des lèvres.
Vers le crépuscule, après une longue marche, tout en lampant quelques gorgées de lambig qu’il prélève d’une petite fiole, Cozic arrive, essoufflé, à l’endroit de sa chute. Le vélo est toujours là, au milieu de la rivière. Dans la pénombre, après avoir attendu un bon moment, il distingue une forme blanche sur la rive.
Bonsoir, Cozic. Tu as tenu parole. Touche désormais ton poignet. Plus aucune douleur, n’est-ce pas ?
Effaré, l’ouvrier tâte de sa main valide l’endroit de la fracture. Plus rien !
Eh bien, puisque tu n’as plus mal, tu vas m’aider à essorer mon linge. Allez, tiens ! Et tords bien, tords bien tous ces draps blancs avec moi. Tu te sentiras tellement fort que jamais plus ni la maladie ni les soucis ne viendront te contrarier. »
L’aigre voix de la femme qui avance vers lui avec un drap mouillé ne l’impressionne pas. Cozic regarde les mains osseuses de cette lavandière de nuit, échevelée, aux yeux blanc sale - semblables à des boules de gui.
Cozic tord le linge dans le même sens que la sorcière, tord toujours dans le même sens, au même rythme. Il a trouvé la solution. Surtout ne pas avoir peur et faire semblant de tordre le linge. Mais dans le même sens qu’elle ! Ses yeux rivés dans les siens.
Peu à peu, la femme s’énerve, respire de plus en plus fort. Ses doigts crochus s’agrippent sur le suaire chargé d’eau. Deux minutes encore se passent. Ivre de rage et crachant des onomatopées insensées, la lavandière de nuit trébuche. Cozic, le long drap trempé en main, forces décuplées et poignets solides, s’apprête à étrangler la lavandière de nuit.
Soudain, venu du ciel, un éclair blanc frappe l’ouvrier Cozic.
Le lendemain, ne voyant pas son homme revenir, Marie-Jeanne s’en va vers la rivière et retrouve son corps noyé, coincé entre deux gros cailloux, cheveux et vêtements en partie brûlés. Quand elle rentre chez elle, après avoir prévenu la gendarmerie, c’est pour trouver son fils, laissé seul, grimpé sur sa petite bicyclette rouge. L’enfant pédale, de toutes ses forces, face au soleil. Il ferme les yeux.
Attention ! hurle-t-elle.
Trop tard. Le vélo de Manek percute la pompe à bras. Rebondit contre la margelle du puits. L’enfant, précipité au fond. La mère croit entendre le rire grinçant d'une sorcière.
Le surlendemain, Marie-Jeanne portait en terre les deux corps.
Sans aucune pitié, la lavandière de la nuit ricane, là-bas, au bord de la Fraîchouze.
le roman de Charles Doursenaud « Chaque jour vers l’enfer » ranime les braises de cette terrible période de la Révolution française : la Terreur. En Bretagne, dans le département des Côtes du Nord ; et plus précisément, dans la partie Nord-Ouest de ce département, aux portes du Trégor.
Tiré par un efficace attelage - désir d’Histoire et désir d’esthétique – ce récit nous tient en haleine par ses effets de réel, un vocabulaire très précis et des dialogues aux niveaux de langue variés ; et surtout par des personnages fictifs ou historiques, mais véritables vivants, porteurs d’entrailles.
Que ce soit par la noirceur de certaines scènes poussées jusqu’à l’horreur, que ce soit par la rigueur historique et le travail d’archiviste mené par l’auteur, que ce soit par la comédie humaine exposée ici dans toute sa perversité et ses abus de pouvoir, ce roman met en lumière la décomposition sociale. L’écriture met l’accent sur les antagonismes de classe, insiste sur les personnages jaloux, sans foi ni loi, prêts à tout pour succomber à l’argent facile, profiter de ventes illicites. Déchéance et bassesse humaine sont ici de mise. Et cette mise en voix, polymorphe, politique et poétique, sociétale, terriblement humaine, donne à ce livre son rythme échevelé et sa noirceur. Même si l’humour, quelquefois noir, vient ébaucher chez le lecteur un timide sourire.
Le couple de « héros » qui mène cette danse macabre veut abolir les frontières de l’Art et de la bienséance par le truchement de têtes guillotinées. Toute doxa est ici remise en cause, au profit d’un égoïsme morbide qui tourne à la plus totale perversion. On n’en dévoilera pas plus. Car cette enquête au long cours, je dis bien enquête, recherche, au sens grec du mot Historia, est une quête du Sujet aux prises avec l’Histoire. Une quête de l’individu, souvent victime ou bourreau dans cette époque cruelle, amorale, si bien nommée La Terreur. Charles Doursenaud n’est cependant pas un juge, mais un historien et un artiste. Pas question ici de confondre l’auteur et le narrateur. De juger cette période révolutionnaire à l’aune de la nôtre en 2020. Si certains personnages (le Président du Tribunal, l’Accusateur public, l’Administrateur du Directoire, le Président du comité de surveillance – titres tranchants comme un couperet) sont tous atteints « d’une véritable paranoïa de l’ordre », leur seule description physique et morale (basée sur de réels témoignages et documents d’archives) est un réquisitoire sans appel. L’auteur prend la peine, par la férocité du trait – quelquefois un peu appuyé, mais c’est là la liberté de l’écrivain et je la respecte, à décrire des personnages qui usurpent la plupart du temps leurs pouvoirs et qui passent pour de méchantes et dangereuses marionnettes assujetties à un jacobinisme ubuesque. Gonflés d’orgueil, baudruches grenouillantes, ces citoyens qui se haussent du col nous rappellent la fable de La Fontaine : « la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. »
Balzac, Dumas père et fils, Eugène Sue, Léon Bloy, Mirbeau, les feuilletonistes de la fin du XIX siècle, toute une littérature dont on sent que l’auteur est féru. Le titre des onze chapitres et la teneur du prologue de « Chaque jour vers l’enfer » sont la preuve de la maîtrise de notre écrivain d’origine trécorroise et dont la passion est de relater les faits historiques de cette époque à travers d’autres publications dont il a le secret : écrire avec déontologie sur la chose publique, les faits divers qui ont défrayé la chronique locale à diverses époques, la Bretagne et les Bretons. Le style de Charles Doursenaud est à la bonne hauteur : humaine ; mais une humanité dévoyée, plongeant, nageant et baignant dans les turpitudes les plus graves. Éros et Thanatos sont ici convoqués ! Tristes cires ! Pour la gloire d’un récit flamboyant. Dont l’écriture oscille entre Ombre et Lumière, entre cruauté et beauté. Beauté de la création littéraire où l’auteur distille avec science et conscience informations tirées d’archives, et intrigues romanesques, dignes d’un bon polar, qui nous invitent à tourner les pages avec frisson et désir d’aventures.
Les lauriers des vainqueurs ou des conquérants n’existent ici que s’ils ont été acquis à la faveur de la boue, du stupre et du sang. Sang des victimes, des sans grade, des bannis et des oubliés de l’Histoire. Les suppliciés crient vengeance et seul un auteur épris de son art d’écriture peut ici leur rendre leur humanité. En la personne d’un Pierre Taupin, personnage exemplaire qui relance le récit « où tout est bien qui finit mal ».
Sauf pour l’écrivain Charles Doursenaud qui mérite, en gardant la tête sur les épaules, les lauriers de la gloire et de futurs prix littéraires.
Œuvre au service de l’Art et de l’Histoire, ce roman est digne de figurer dans la bibliothèque d’un honnête homme qui a du nez. Et du goût pour le récit d’Aventure - éternel désir d’histoires et d’esthétique.